Face à la montée des eaux, aux inondations et à une population qui s’amoindrit, s’inquiéter du sort de Venise — ou de combien de temps il lui reste — n’a plus rien d’alarmiste, c’est une réalité.
Je ne suis jamais allé à Venise. Mais cette ville m’a toujours fasciné. Et cela depuis que je l’ai découvert pour la première fois sur les sets de table en papier des restaurants italiens — ses rues sont-elles vraiment des rivières? Et ses voitures des bateaux? Quel monde fantastique! Pour un enfant, cette ville semblait inventée de toutes pièces, comme l’Atlantide ou la capitale d’une civilisation perdue que l’on trouve dans les livres d’aventures. Mais celle-ci était bien réelle, visible, et de mon vivant. Ce qui m’a poussé à me demander : pourquoi n’y a-t-il pas plus d’endroits comme celui-ci? Qui ne rêverait pas que toutes les villes ressemblent à celle-ci?
En grandissant, j’ai compris pourquoi, et c’est pour cette même raison qu’il n’existe pas plus d’endroits aussi exceptionnels : son entretien est un véritable cauchemar. Ajoutez à cela l’effet corrosif et destructeur de l’eau. Que cette ville existe et qu’elle ait survécu aussi longtemps paraît d’autant plus incroyable.
Avant même que je finisse mes études, Venise avait déjà perdu un peu de sa magie. J’avais entendu qu’elle était désormais envahie par les touristes et bateaux de croisière et que ses eaux avaient perdu leur clarté. Quand vous avez vingt ans, que vous prenez conscience de l’immensité du monde et que vous avez déjà une liste longue comme le bras de tous les endroits que vous aimeriez découvrir une fois que vous avez suffisamment d’argent en poche, il est facile de remplacer une destination par une autre.
Jusqu’à ce que je lise Les Villes invisibles, d’Italo Calvino, qui a suscité à nouveau ma curiosité. Dans ce livre, l’empereur Kublai Khan veut savoir plus précisément à quoi ressemble son empire. Marco Polo se lance alors dans la description de dizaines de villes extraordinaires, exotiques et à peine croyables qui peuplent le vaste royaume de l’empereur. Quand Kublai Khan demande au marchand et explorateur pourquoi il ne lui a pas parlé de sa ville natale, Venise, Marco Polo lui révèle n’avoir cessé de la décrire. « À chaque fois que je décris une ville, je décris une facette de Venise. »
Tel est le pouvoir de Venise. Même si elle ne correspondait pas à l’image rêvée que je m’en étais faite, son existence même — une ville antique façonnée sur et autour de l’eau — ne pouvait que susciter l’émerveillement. Bien que Venise ne soit pas la seule ville vêtue de canaux, je suis content que ce plan urbain n’ait pas été massivement copié. Avec l’uniformisation et la banalisation de l’architecture urbaine — devenue un agglomérat de tours de verre — il est bon de savoir qu’il existe quelque part une ville comme Venise, et que celle-ci est unique.
Mais que se passe-t-il quand vous perdez votre seule et unique copie?
Le mois dernier, Venise a essuyé sa pire inondation depuis plus de 50 ans, avec des eaux atteignant 1,87m. Le deuxième niveau le plus haut depuis le début des relevés en 1923. Elle vient couronner une longue période marquée par des inondations plus fréquentes. Cruelle ironie de savoir que ce qui fait la singularité et le charme de Venise est sans doute ce qui va causer sa perte. Cela paraît inévitable. Le changement climatique illustre sans détour le pouvoir inébranlable des eaux. Que peut bien faire une minuscule grappe d’îles naufragées face à la montée des eaux, à l’intensification des vents et à la multiplication des tempêtes?
Et même les solutions mises en place pour lutter contre les inondations à Venise — l’édification de lourdes vannes qui devraient être opérationnelles en 2021 — vont apporter leur propre lot de problèmes. Si le niveau des mers continue à monter à cette vitesse les vannes devront être continuellement surélevées, ce qui entraînera la fermeture progressive de la lagune et transformera Venise en « boîte de Petri aquatique » avec des risques sanitaires alarmants.
Et puis il y a les Vénitiens — ou ce qu’il en reste.
Le tourisme de masse et le déclin rapide de la population se soldent par une ville « infernale la journée et vide la nuit », comme l’écrit the Independent. 20 millions de touristes visitent Venise chaque année — un grand nombre d’entre eux débarquent des bateaux de croisière et ne restent que la journée — faisant augmenter le coût de la vie pour le peu de résidents permanents qu’il reste. Depuis 1980, la population du centre historique a chuté de plus de 50% — passant de 120 000 à environ 50 000 — et selon les prévisions, d’ici 2030, le coût de la vie aura atteint de tels sommets qu’il n’y aura plus aucun résident permanent.
Inutile de vivre à Venise pour se sentir concerné par ces chiffres, ou par la façon dont de nombreux touristes traitent la ville. Tablet est spécialisé dans les hôtels, nous ne sommes donc pas tout à fait neutres face aux croisiéristes. Pour se déplacer, les bateaux sont très utiles, mais pas quand ils poussent leurs passagers à consommer la ville, à interagir avec elle en accéléré et uniquement en surface, sans soutenir ni stimuler l’économie locale.
Que ce soit Venise ou un autre lieu, si les locaux sont remplacés par les touristes, si tout ce qui existe ne l’est que dans l’optique d’alimenter le tourisme, comment l’âme d’une ville peut-elle survivre? On ne voyage pas pour aller rencontrer uniquement les autres touristes ou pour se faire servir tous ses repas sur un bateau. Si on veut seulement voir la façade d’une ville, pour vérifier qu’elle corresponde bien aux photos, autant aller à la Vegas. Mais si vous avez envie de vous immerger dans une culture, vous aurez besoin de locaux.
Si tout cela semble terriblement pessimiste, en particulier venant de quelqu’un qui travaille dans le secteur du voyage et qui est censé promouvoir le tourisme — c’est bien le but ici. Car la situation à Venise est urgente. La ville fait face à une réelle menace, à la fois naturelle et d’origine humaine, et on ne changera rien en sous-estimant le problème. Le changement climatique nous fait prendre davantage conscience de l’héritage et des trésors que nous chérissons. Ce n’est pas parce que quelque chose existe depuis des siècles qu’il existera forcément pour toujours.
C’est pourquoi, aujourd’hui, j’écris sur Venise, même si je n’y suis jamais allée. C’est pourquoi je repense à ces sets de table en papier et mon rêve d’enfant de découvrir Venise. C’est pourquoi je repense au Kublai Khan de Calvino — forcé d’imaginer à quoi peut bien ressembler cette ville, contraint de me fier à des descriptions rapportées et de me demander si j’aurais un jour la chance d’y aller avant que toutes ces choses qui la rendent si spéciale disparaissent.
Bien sûr, le fait de ne jamais avoir vu une ville ne veut pas nécessairement dire qu’elle est invisible à vos yeux. Une grande part du voyage repose sur l’idée du voyage — l’anticipation de ce que l’on va découvrir et l’espoir que la réalité sera à la hauteur de notre imagination. Et parfois, il est très important d’entretenir cet imaginaire.
La plupart d’entre nous ne peuvent pas voyager où ils le veulent et quand ils le veulent. Mais peut-être que, si on est suffisamment chanceux, on visitera tant de lieux dans notre vie que leurs souvenirs commenceront à se brouiller et à se mêler les uns aux autres. Alors, partez découvrir autant de choses que vous le pouvez, tant que vous le pouvez — et n’oubliez jamais ceux restés inaccessibles.
Écrit par Mark Fedeli, Directeur Marketing & Editorial de Tablet Hotels. Vous pouvez retrouver ici ses autres contributions à l’Agenda et lui écrire directement sur twitter à @marrrkfedeli.
Hôtels à Venise
Tablet est votre référence en matière d’hôtels d’exception — vous y trouverez des lieux extraordinaires qui vous offriront bien plus qu’une chambre pour passer la nuit : la garantie d’expériences mémorables.
Si vous prévoyez un séjour en Italie et dans la Ville des Canaux, jetez un œil à notre sélection pointue des plus beaux hôtels boutiques de luxe à Venise.