Ici, hôtellerie et gastronomie ne font qu’un. Un restaurant triplement étoilé conduit par l’un des chefs les plus en vogue du moment et des chambres qui ont accueilli la fine fleur de ce monde. C’est ce qu’on appelle réussir sur les deux tableaux. Propriétaire de cette œuvre familiale, Jean-André Charial nous emmène dans les coulisses de la première auberge de luxe de France.
Commençons avant tout par planter le décor, car le secret de cette double réussite commence précisément-là : dans l’un des plus beaux écrins de France, le Val d’enfer, un vallon creusé en contrebas du village des Baux-de-Provence. Un site naturel empreint d’une énergie unique. Falaises et blocs de calcaire, ciselés par l’érosion, y prennent des formes énigmatiques. C’est dans ce paysage dramatique et grandiose, cerné par les vignes et les oliviers, que Raymond Thuillier a découvert, il y a plus de 75 ans, l’Oustau de Baumanière, un mas du 16e siècle laissé à l’abandon, qui deviendra une escale de luxe triplement étoilé.
Un Entrepreneur d’Après-Guerre
Nous sommes en 1943 quand Raymond Thuilier, grand-père de Jean-André Charial, passionné de cuisine, décide de quitter le milieu des assurances pour ouvrir son propre restaurant. Mais pas n’importe quelle cantine de bord de route. D’emblée, il vise la haute gastronomie. Et pas seulement. Il faut aussi des chambres, pour accueillir les visiteurs de passage. Un coup double. Une idée pionnière, à une époque où les établissements de luxe se concentrent exclusivement dans les grandes villes et sur la Côte d’Azur. “C’est le premier Relais & Châteaux au monde”, se plaît à répéter Jean-André Charial. À l’époque, tous les hôtels confortables étaient dans les grandes villes. Sur le bord de la nationale, les chambres des restaurants n’étaient pas grand luxe, il y avait le bruit des camions, des voitures. Il n’y avait pas d’établissement en marge des axes routiers qui offraient une cuisine et un service de qualité, des chambres d’une vieille demeure, des parcs et des jardins. Le premier, c’est Baumanière.”
L’idée est là. La passion aussi. Pour le reste, il n’y a pas de secret : une bonne dose d’huile de coude. “Il a commencé à faire les travaux pendant la guerre, alors c’était compliqué. Il habitait à Lyon, il prenait le train jusqu’à Avignon puis son vélo jusqu’aux Baux, et ça grimpe! Il reprenait le train le soir. C’était courageux”, raconte Jean-André Charial, né l’année de l’ouverture de l’établissement, en 1945. Le restaurant est aménagé dans la bâtisse principale et les chambres dans l’ancienne bergerie. Les débuts sont difficiles : “En 1945, il y avait encore des problèmes d’approvisionnement, des tickets de rationnement, on ne pouvait pas acheter tout ce que l’on voulait”, relate son petit-fils. Mais le succès est vite au rendez-vous et l’ascension du Baumanière est fulgurante. Il décroche sa première étoile en 1949. Puis une deuxième en 1952. La troisième arrive en 1954.
Raymond Thuilier est non seulement un chef talentueux, mais aussi un hôtelier visionnaire. Il décide notamment d’ajouter une piscine à la propriété. “À l’époque, c’était un événement, se souvient son petit-fils. Personne n’en avait. Tout le monde le regardait en disant qu’il était complètement fou. Il n’y avait même pas de baignoires dans les chambres, seulement des douches, parce que ça consomme moins d’eau. J’étais enfant et je me souviens qu’entre 13h et 16h ils coupaient même l’eau.” L’hôtelier fait également construire un club hippique, ajoute des chambres et décide d’ouvrir un deuxième restaurant, la Cabro d’Or, pour offrir une alternative bistrot à la cuisine gastronomique de l’Oustau.
The Place To Be
La recette de cette escale de luxe séduit la fine fleur française et internationale. Situé non loin de la route qui mène à la Côte d’Azur, l’établissement attire artistes et vedettes, de Marc Chagall à Pablo Picasso en passant par Humphrey Bogart, Clark Gable, Albert Camus, Christian Dior ou encore Jean Cocteau qui y séjourna pendant trois mois lors d’un tournage. Les Rolling Stones, Jean Reno et Hugh Grant suivront. L’adresse plaît également aux personnalités politiques et aux têtes couronnées. Après avoir inauguré les lieux en 1947, Georges Pompidou devient un habitué. Winston Churchill, la reine Elizabeth II et la famille Obama passent également par-là. Pour Jean-André Charial, qui avait déjà rejoint la cuisine familiale après avoir fait ses armes auprès des Frères Troisgros, de Paul Bocuse ou encore d’Alain Chapel, la visite officielle la plus complexe fut celle de Saddam Hussein, organisée par Jacques Chirac qui la voulut la plus spontanée possible : “Le dernier jour, Saddam Hussein me fait appeler à 3h de l’après-midi et me demande de faire un repas irakien pour le soir même. Il me dit ‘pour ce soir, je voudrais une soupe de lentilles, du mérou grillé et de l’agneau farci à la cannelle.’ C’était pratiquement mission impossible”, se souvient-il en riant.
Le Renouveau
Le début des années 90 est un tournant. Baumanière existe depuis plus de quatre décennies. La formule n’a plus rien de novateur et les lieux prennent la poussière. Mais Raymond Thuilier reste aux commandes et le nonagénaire ne veut rien changer. Longtemps visionnaire, il résiste à la modernité. L’Oustau perd sa troisième étoile. “Mon grand-père pensait que c’était de ma faute et moi je pensais que c’était de la sienne”, confie le propriétaire.
Après la mort de Raymond Thuilier, en 1993, Jean-André Charial et sa femme reprennent les rênes et engagent d’importants travaux. “D’un restaurant avec chambres nous sommes devenus un véritable hôtel. L’objectif était d’élever les chambres au niveau du restaurant”, explique-t-il. Le couple rénove et agrandit le domaine. Plusieurs bâtiments, dont un manoir du 18e siècle, bordé d’arbres bicentenaires, sont restaurés et viennent enrichir la propriété. Au total, cinquante-trois chambres uniques réparties dans cinq bâtisses, deux restaurants, deux piscines, un spa et un terrain de tennis. Côté décoration, c’est l’épouse de Jean-André Charial qui prend les choses en main : élégance et sobriété sous-tendent un style maison de campagne chic au mobilier associant pièces d’antiquaires et créations de designers. Comme le maître des lieux, on croirait y avoir passé toutes nos vacances d’été.
Sans Fioritures
Cette recherche constante de l’excellence se traduit, côté gastronomie, par une rencontre. Celle de Glenn Viel. Aux fourneaux de l’Oustau depuis sept ans, c’est avec lui que Jean-André Charial est allé récupérer sa troisième étoile. “Un ami m’a parlé de lui. Je l’ai appelé, il était à Bora Bora. Il est venu me voir et j’ai aimé son esprit, sa façon d’être. C’est une espèce d’intuition que ça allait marcher.” Si Jean-André Charial admet avoir eu des difficultés à lâcher les rênes, les deux chefs partagent d’emblée la même philosophie : “On était d’accord sur un type de cuisine très axé sur la nature et le produit. Une cuisine nette, précise, qui a du goût, parfois un peu clivante. J’aime ça. Je lui ai dit ‘vous me gardez les plats mythiques comme le gigot, le gratin dauphinois, la crêpe et le menu légumes.’ Après, c’est le talent, et il en a à revendre.” Le 27 janvier 2020, la deuxième génération Baumanière prouve à son tour sa capacité à atteindre l’excellence en décrochant une troisième étoile Michelin.
Qu’il s’agisse de gastronomie ou d’hôtellerie, l’accueil constitue le fondement de l’excellence. C’est ce que nous enseigne un établissement qui a réussi sur les deux tableaux. Pour Jean-André Charial, outre la splendeur du lieu, Baumanière doit sa réussite à la qualité de son service et à la gentillesse de son personnel. Parvenir à donner à ses visiteurs l’impression d’être chez soi – qu’il s’agisse du boulanger du village ou de la reine d’Angleterre. “C’est ce qui ressort beaucoup parmi les clients. Avant, personne ne le remarquait, mais maintenant, ça devient exceptionnel, alors que ça me parait tout à fait normal, parce que c’est devenu rare.” Jean-André Charial espère que le premier Relais & Châteaux restera dans la famille. En attendant, il continue à se consacrer à l’embellissement et à la modernisation de ce lieu en perpétuel renouvellement.